ENRIQUE VILA-MATAS LA VIDA DE LOS OTROS 
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Foto Pomés


ECHENOZ, VILA-MATAS ET LE MYSTÈRE DES FEMMES TRIANGULAIRES *

DIDIER JACOB


EchenozPetite merveille passée inaperçue: un dialogue entre Jean Echenoz et Enrique Vila-Matas sur le thème de l’imposture en littérature (Editions Meet). La rencontre a été organisée par la Maison des Ecrivains étrangers et des Traducteurs de Saint-Nazaire (Patrick Deville) et la revue franco-espagnole Numéro 0, dont s’occupe l’excellente romancière mexicaine Guadalupe Nettel (vous pouvez lire, pas plus tard que toute suite, ses «Pétales», chez Actes Sud). C’est Vila-Matas qui engage et ça donne ceci: «Il me semble que ce n’est pas une imposture qui nous lie, mais un bar

L’établissement s’appelle El Aviador. S’appelait, dit EVM qui évoque un décor «d’hélices et de blasons, de casquettes de la RAF, de débris d’aéroport et de catastrophes aériennes. C’est Sergi Pàmies qui nous y avait amenés, et j’ai toujours pensé qu’il était parfaitement conscient de nous introduire dans un décor tiré d’un de tes romans.» Echenoz, qui n’aime rien tant, on le sait, que l’ambiance Orly-Ouest, confirme de son côté: «Ce qui m’avait particulièrement touché dans cet endroit, c’est que le bar en tant que tel (…) était la reconstitution, sous une plaque en verre, d’un terrain d’aviation en miniature, étroit et long, de part et d’autre duquel se trouvent les bâtiments aéroportuaires et sur lequel sont posés les avions qui viennent de se poser ou qui vont décoller.» On imagine bien, du reste, les deux écrivains les plus mystérieux d’aujourd’hui, les plus illusoirement limpides, accoudés au bar du El Aviador comme deux pilotes en escale ou, mieux, deux espions en mission.

Vila-Matosinhos by Mordzinsky

Ces écrivains s’admirent donc à distance. Ils se rencontrent un jour dans un bar, bar qui a fermé depuis. L’intrigue est, on le voit, comme la crème de cassis au fond du verre. Mais le champagne? Le voici. Car l’histoire de cette amitié en dissimule une autre, qui est celle d’une phrase. EVM raconte qu’un passage d’Echenoz l’avait autrefois beaucoup séduit, celui-ci racontant comment, dans un garage, la femme du mécanicien, en préparant la note, l’avait convié à s’asseoir. Tandis que son chien tentait de grimper sur lui, elle avait dit: «Ces petits chiens adorent les genoux». EVM raconte s’être, sans du reste s’en rendre compte, approprié la phrase dans «Paris ne finit jamais», jusqu’à la croire véritablement sienne. Et Echenoz, lisant le bouquin, avait envoyé une lettre à EVM, lui confiant sa joie d’avoir retrouvé cette phrase dans un livre de l’écrivain catalan. Ainsi deux écrivains, au travers d’une brève de garage, somme toute banale, et par livres interposés, finissent par échanger leur identité. Comme si EVM se dédoublait mentalement, se substituait à Jean Echenoz tandis que l’autre faisait de même, au même moment, mais dans le sens inverse.

EVM se régale de la situation, comme on l’imagine: «J’ai eu le sentiment que mon imposture/clin d’œil avait finalement rendu possible une unique lettre, relevant pour moi du genre fantastique, où j’apprenais, premièrement, que tu me lisais (ce dont je suis très fier), mais surtout que tu avais perçu ma fidélité, à travers le temps infini, à l’unique nuit d’El Aviador

Comment la réalité devient-elle littérature? Pourquoi El Aviador a-t-il, outre son extraordinaire décor, exercé une même attraction sur les deux écrivains? C’est que le miroitement diffus du quotidien fait en général plutôt le bonheur de nos confrères. Comme cette phrase, encore, repérée ailleurs par Echenoz, et dont on pourrait dire qu’elle est la doublure lumière de la précédente: «Il y a», dit Echenoz, «rue de Belleville à Paris, pas loin de chez moi, une boutique de vêtements féminins assez modeste, pas très chic, dans la vitrine de laquelle est installé un petit panneau sur lequel est écrit ceci: «Nous habillons aussi les femmes rondes». (…) J’aimerais bien l’avoir écrite, cette phrase dérisoire, et je ne suis pas sûr de savoir au juste pourquoi. Faute de l’avoir écrite je vais la voler, bien sûr, mais voici des années que j’attends de trouver le cadre de fiction dans lequel elle jouera au mieux, discrètement, son rôle minuscule». On a rarement si bien décrit la manière dont un écrivain fait son miel des menus riens qui l’entourent. Quoi qu’il en soit, Echenoz en profite pour narguer son collègue cambrioleur en lui offrant cette fois la trouvaille de phrase que lui-même a d’ailleurs subrepticement glissée dans la poche intérieure de son cerveau: «En attendant, Enrique, si cette phrase te parle autant qu’à moi, je te l’offre bien volontiers

De l´imposture en littérature/De la impostura en literatura. Vila-Matas / EchenozMais il manque encore, à la phrase sur les rondes, un élément essentiel pour satisfaire pleinement les deux écrivains: que le magasin où elle a été longtemps affichée ferme à son tour, comme El Aviador, et que le doute s’installe quant à sa réalité. Heureusement, la mondialisation fait bien les choses: Echenoz retourne, pour éviter à EVM une longue recherche dans Paris, à supposer que celui-ci, séduit par la phrase, ait voulu la retrouver lui-même, rue de Belleville (c’est au 118). «Et voici le moment d’horreur: elle n’existe plus. La boutique a disparu. Elle était là il y a quelques semaines encore, elle n’est plus là. Tout va décidément très vite.» Horreur? Extase? Car Echenoz, le magasin eût-il été toujours en place, se fût peut-être lassé finalement de cette phrase «dérisoire». Et l’écrivain de conclure, plus lui-même que jamais: «A sa place, une autre boutique propose à peu près les mêmes articles que l’ancienne, mais sans plus la moindre mention de femmes rondes, ni carrées ni triangulaires

«Pas de femmes triangulaires», signale Echenoz. Expression qui, à son tour, pourrait frapper l’imagination d’un romancier. Comme les femmes rondes ou les petits chiens sur les genoux. Voilà, on se souviendrait de cette phrase mais bientôt on perdrait la trace du livre qui la contient. Et on se lancerait dans une longue quête dans les domaines évanescents du souvenir, un peu comme si, transformé en Echenoz ou en Vila-Matas, on se surprenait à voir l’idée d’un roman se poser sur la piste d’atterrissage d’un bar qui n’a peut-être jamais existé.

* Le Nouvel Observateur, 26 février 2009
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