ENRIQUE VILA-MATAS LA VIDA DE LOS OTROS 
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Spider. Cronenberg


JOUER EN RÉSEAU

BERNARD QUIRINY


En quarante ans de pirouettes livresques, l'identité de l'écrivain est devenue sujette à caution, d'autant qu'elle se formule à la lisière de la fiction, de l'autobiographie et de l'essai : une oeuvre-labyrinthe tissant souvenirs et citations à double fond.

Parmi les sentiments qu'entraîne la lecture d'Enrique Vila-Matas, il en est un assez étrange, dont on s'étonne quand on en prend conscience : ses livres font regretter de n'être pas professeur d'université, pour distribuer des sujets de thèse en nombre infini. On rétorquera que c'est une idée naturelle quand on fréquente un auteur avec assiduité, et qu'elle pourrait germer dans l'esprit de tout lecteur passionné, quel que soit l'objet de cette passion ; il n'empêche qu'on a l'impression en parcourant les livres de Vila-Matas qu'ils sont plus que d'autres des réservoirs à développements, comme s'ils appelaient - du fait d'une propriété de leur structure, ou simplement parce qu'ils sont ouverts comme l'entrée d'un labyrinthe sur la littérature mondiale - des appendices et des continuations rédigés par leurs lecteurs. Ainsi est-il tentant, comme il le fait souvent lui-même, de jouer un rôle et de s'imaginer en mandarin (tendance d'autant plus naturelle qu'il est régulièrement question chez lui de colloques et de conférences), un mandarin monomaniaque à la tête d'une armée de thésards qui exploreraient les nombreuses pistes indiquées par ses vingt-cinq livres traduits depuis Abrégé d'histoire de la littérature portative.

Précisément, commençons par là : le processus d'adjectivation qui pousse Enrique Vila-Matas à accoler à ses notions des qualificatifs qui les transforment et les singularisent, de la littérature « portative » aux villes « nerveuses » (nom qu'il donne à Barcelone, d'après une expression de Roberto Arlt) en passant par ces figures clés que sont les shandys et les bartlebys, accommodés à toutes les sauces, tantôt comme adjectifs, tantôt comme substantifs. À côté, un autre doctorant se chargera d'un lourd problème, celui de la classification de l'oeuvre vila-matasienne parmi les genres : procède-t-elle du roman, de l'autobiographie, de l'essai, du document ? Du fragment, du kaléidoscope, du réseau ? Sujet riche et délicat, sur quoi l'intéressé lui-même a beaucoup écrit, et qui conduira à s'interroger aussi sur la substance du « je » vila-matasien et sur les légers décalages qu'il instaure entre ses narrateurs et lui, comme le Marcelo de Bartleby et compagnie ou le Montano du Mal de Montano.

Une inaction surproductive

Il faudra prendre garde ici à ne pas mordre sur les plates-bandes d'un troisième chercheur, dont la quête s'intitulera : « Doubles et impostures dans l'oeuvre d'Enrique Vila-Matas », ou « Mensonges et création de soi », etc À ses côtés, un autre travaillera sur la résignation, le refus et la disparition, en creusant la notion de bartlebysme et le rapport de Vila-Matas aux écrivains disparus ou retirés comme Walser, si présent dans son roman Docteur Pasavento et dans toute son oeuvre. Ce sera l'occasion de résoudre une énigme étonnante, celle qui fait qu'un auteur si prompt à célébrer « les joies sages de l'inaction » peut se montrer si productif.

Puisqu'on parle de Walser, ajoutons qu'il y aura autant de thèses que Vila-Matas s'est choisi d'écrivains fétiches : outre « Vila-Matas et Walser », énumérons donc « E. V.-M. et Joyce », « E. V.-M. et Musil », « E. V.-M. et Kafka », éventuellement « E. V.-M. et Hemingway » ou « E. V.-M. et les écrivains sud-américains ». Il faudrait aussi que quelqu'un s'interroge sur ceux dont il ne parle pas ou peu, alors qu'on aurait pu s'attendre au contraire. Pourquoi Mervyn Peake par exemple est-il absent de son oeuvre ? Comment comprendre qu'il évoque si rarement Flann O'Brien (qui apparaît tout de même dans Le Voyageur le plus lent, ainsi que le rappelle Pierre Senges dans les pages qui suivent), pourtant spécialiste de l'hétéronymie et incontournable pour qui s'intéresse à Joyce et à Dublin ? Autant de mystères qui nécessiteront une analyse minutieuse de l'arbre à références de Vila-Matas, selon un mode rhizomatique que résume une boutade de Rodolfo Wilcock : « Au nombre de mes auteurs favoris, il y a Robert Walser et Ronald Firbank, et tous les auteurs favoris de Walser et Firbank, ainsi que tous les auteurs favoris à leur tour de ces derniers... »

Notons que, au lieu d'analyser les rapports de Vila-Matas à ses écrivains favoris, on pourrait aborder le problème sous un angle topographique en parlant de ses villes préférées, étant établi que chez lui tout commence souvent par un lieu, dès le titre (Paris ne finit jamais, Dublinesca) ou dès la première phrase : « Je suis allé à Chicago pour arrêter de fumer » (Mastroianni-sur-Mer), « Je suis allé à Key West, Floride » (Paris ne finit jamais), etc.

On pourrait continuer longtemps à tricoter ainsi des sujets de thèse, dont aucun ne serait absurde ni infaisable ; signalons du reste que nombre de doctorants en France (ne parlons pas de l'Espagne) n'ont pas attendu pour se lancer dans l'aventure et que Vila-Matas est le sujet, exclusif ou non, de plusieurs travaux en cours. Mais il ne faudrait pas qu'en analysant tous ces thèmes on passe à côté d´une donnée centrale de l'écriture vila-matasienne, difficilement saisissable mais capitale, et qui tient à ce qu'on appellera simplement sa façon de voir.« Je suis conscient que tout ce que la littérature peut nous enseigner, dit-il dans Mastroianni-sur-Mer, ce ne sont pas des méthodes pratiques, mais seulement des positions » : cette phrase désignerait bien ce qu'on vise ici si au lieu de « positions » il était question de « postures » - postures devant le monde et devant les livres, méthode d'approche du réel, façon de regarder et de comprendre. Car c'est là peut-être qu'est la cause principale du charme de ses livres, au-delà (ou en deçà) de leur contenu et de leurs figures : dans cette tonalité ironique et badine, cette voix impassible et faussement naïve, ce mélange de flegme, d'obsession des coïncidences et de perplexité surjouée qui caractérise l'auteur.

Puits d'incertitude

Combien de fois ne le voit-on pas, en personne ou par héros interposé (ce qui revient au même), adopter des attitudes d'enfant rêveur, qui s'invente des histoires et romance sa vie comme par une ennuyeuse après-midi de congé ? Ici, il décide « de s'autoproclamer détective », comme un bambin se transforme en héros ; là, il joue à l'espion, au fureteur qui rôde autour des adultes (« J'ai déjà épié des artistes, Duchamp à Cadaqués, Fritz Lang à Saint-Sébastien, Romain Gary à Paris, mais je n'ai jamais pu mener mes enquêtes jusqu'au bout ») ; ailleurs encore, il se donne de faux noms sans courir de danger, ou s'invente des mystères dérisoires comme quand il demande à une serveuse « de dire que je n'étais pas là si d'aventure un nommé QuasiWatt téléphonait et me demandait » (Mastroianni-sur-Mer), ou qu'il avertit un réceptionniste d'hôtel parisien qu'il prendra « les appels destinés au docteur Pynchon » (Docteur Pasavento). On qualifierait facilement ces facéties d'enfantillages ; il s'agit en fait d'un jeu, mot qu'étrangement on trouve peu souvent sous sa plume alors qu'il est de ceux qui lui conviennent le mieux, avec ces deux autres que sont doute et complication.

Complication, parce qu'une constante du regard vila-matasien est de rendre obscur ce qui est clair et de chercher à tout prix la difficulté là où un lecteur distrait ne verrait qu'une situation limpide. Vila-Matas n'approche jamais les choses simplement mais toujours avec un biais, un regard oblique qui les décale, les retourne et les rend passionnantes ; l'évidence devient alors une bizarrerie, qui frappe l'esprit comme une révélation mystique : « Je me suis réveillé très tôt et, tout en préparant mon petit déjeuner, j'ai pensé à tous ces gens qui n'écrivent pas et je me suis soudain rendu compte qu'en fait, dans le plus pur style Bartleby, plus de quatre-vingt-dix-neuf pour cent de l'humanité préfère ne pas le faire, préfère ne pas écrire. » Doute, ensuite, parce que chez Vila-Matas rien n'est sûr. Il faudrait compter dans ses livres les occurrences des « peut-être », « sans doute » ou « possiblement » ; on mesurerait alors combien ses raisonnements tordus n'avancent jamais qu'à coups d'hypothèses, de conjectures et d'approximations, comme pour nous faire perdre nos repères. Puis, quand il a bien réduit à néant nos lumières, en nous enfermant avec lui dans son puits d'incertitude, il se rétablit par une pirouette en forme d'aphorisme fulgurant, comme : « Tout demeure et tout change, et les choses de toujours redeviennent mortelles dans leur nouveauté, qui passe extrêmement vite » ; ou : « C'est un fait que le monde est un mystérieux hasard, dominé par la langue des rencontres fortuites, qui se transforment en notre destin. » On a l'impression de loin que ces phrases brillantes résolvent tout ; or, de près, elles obscurcissent un peu plus ce qu'on croyait déjà tout à fait sombre. Et Vila-Matas en souriant de continuer sa route dans le labyrinthe en nous invitant à le suivre, comme si la lumière n'était après tout pas si nécessaire. « Je suis comme un explorateur qui avance vers le vide. C'est tout. »

*Artículo de Bernard Quiriny en Le Magazine Litteraire. 10 grandes voix de la littérature étrangère  01/08/2013

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