ENRIQUE VILA-MATAS LA VIDA DE LOS OTROS 
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Le Monde, 15/08/2024







Vila-Matas







Entrevista en Le Monde







Ariane Singer







Montevideo (Actes Sud, 2023)







Vila-Matas
ENTRETIEN AVEC VILA-MATAS EN LE MONDE

ARIANE SINGER

« Un écrivain parle travail » (5/5). Les livres pleins d’humour de l’Espagnol se nourrissent de références à ses auteurs fétiches, dans une forme de dialogue avec la littérature, qu’il considère comme une œuvre collective. En passionné, il se confie avec joie.

Retrouvez tous les épisodes de la série « Des écrivains parlent travail » ici.

Ouvrir un livre d’Enrique Vila-Matas, c’est s’embarquer dans un voyage vertigineux au cœur des mystères de la création littéraire et en sortir sans autre certitude qu’une sensation de joie pure. Essayiste, romancier et nouvelliste, mêlant à loisir les genres sans distinction, l’écrivain, né à Barcelone en 1948, construit une œuvre débordante d’humour, nourrie d’échos avec celles de Laurence SterneRobert MusilFranz Kafka ou Jorge Luis Borges.

Depuis ses débuts, ses livres dialoguent, surtout, avec leurs lecteurs, les plongeant dans une forme de jeu où s’imbriquent le vrai et le faux, à l’instar d’Abrégé dhistoire de la littérature portative (1985 ; éd. Christian Bourgois, 1990), son premier vrai succès. Ses écrits disent aussi la phobie du silence et du néant (Bartleby et compagnieLe Mal de MontanoDocteur Pasavento, éd. Christian Bourgois, 2002, 2003 et 2006), et interrogent la frontière fragile entre vie et littérature, comme dans Montevideo, son dernier livre en date (Actes Sud, 2023).

On le rencontre, par visioconférence, installé dans le bureau de son agent à Barcelone, où il vit toujours. Il parle vite, très vite, se lance dans de savoureuses digressions. Entre ses quatre textes en cours et un déjeuner professionnel, il prend toutefois le temps de lever le voile sur sa « salle des machines ».

Vous avez écrit votre premier livre, « Mujer en el espejo contemplando el paisaje » (« Femme au miroir contemplant le paysage », non traduit), en 1971. En quoi annonce-t-il votre œuvre future ?

Je ne me reconnais pas vraiment dans ce texte, contrairement à mon deuxième livre, La Lecture assassine [1977 ; Passage du Nord-Ouest, 2002]. Je l’ai écrit pour ne pas trop perdre mon temps pendant mon service militaire à Melilla [enclave espagnole au nord-est du Maroc], sans penser qu’il allait être édité. J’avais auparavant publié dans la presse espagnole des entretiens totalement inventés avec des célébrités – Marlon Brando, Rudolf Noureev, Patricia Highsmith… C’est par le monde du journalisme que je suis entré dans la fiction.

Vous vouliez au départ être réalisateur de cinéma. Qu’est-ce qui vous a conduit à opter pour l’écriture ?

J’écris depuis toujours. J’ai rédigé mon premier livre à 5 ans : des histoires et des dessins. Ma famille l’a conservé. J’en ai écrit un autre à 14 ans, un roman policier. Si j’ai été ébloui par le cinéma, c’est que j’appartiens à une génération d’Espagnols qui a grandi avec cet art. Le genre qui me plaisait était le « nouveau cinéma » de Philippe Garrel, pas la Nouvelle Vague. Mais les films que je voulais faire étaient impensables dans l’Espagne de l’époque.

Après avoir tourné deux courts-métrages à Cadaqués, je les ai présentés à Barcelone. Mon producteur était mon père. A la fin de la projection, il m’a demandé si le sujet était bien la fin de la famille bourgeoise. C’était le cas, bien sûr. Il a rétorqué que, dans ces conditions, il ne pourrait plus produire mon travail. Ma carrière s’est achevée là.

Vous avez dit de « La Lecture assassine », écrit pendant votre séjour à Paris, entre 1974 et 1976, que c’était un texte « capable de tuer qui le lirait »…

L’idée du livre, c’était en fait d’imiter Miles Davis, qui avait fait scandale au Liceu de Barcelone, sous le franquisme, parce qu’il avait joué de la trompette, lors d’une session de jazz, en tournant le dos au public. C’est ainsi que je concevais mon écriture : toujours écrire le dos tourné à ce que demande le public. C’était par pur désir de provocation.

Ensuite, cela a changé. On se rend compte qu’il faut d’abord écrire ce qui nous plaît et, si l’on a des lecteurs, cela vaut le coup de tenir compte de leurs goûts. Quant à l’idée de « tuer le lecteur », je me suis rendu compte qu’elle avait déjà été traitée par Agatha Christie et par Ignacio de Luzan, un poète espagnol du XVIIIe siècle. Comme quoi, on pense être très original et on ne l’est pas.

Dans « Paris ne finit jamais » (éd. Christian Bourgois, 2004), vous avez raconté ce séjour en France, où vous étiez logé dans une chambre de bonne appartenant à Marguerite Duras. Que vous a-t-elle enseigné ?

A l’époque, je ne faisais pas très attention à ce qu’elle écrivait, même si j’aimais beaucoup son film India Song [1975], que je trouvais très littéraire. C’est plus tard, quand j’ai lu ses ­livres, que je me suis rendu compte à quel point elle était une romancière importante.

Elle m’a appris qu’un écrivain n’est pas obligé de porter une cravate, comme les hommes politiques, qu’il n’a pas besoin d’être un modèle. Un jour, pour un article qu’elle devait écrire, elle m’a demandé de l’emmener au bois de Boulogne afin de vérifier s’il y avait bien des prostituées en habit de communiantes : c’est là qu’a eu lieu notre vraie rencontre. A la fin, elle m’a demandé pourquoi ma voiture n’avait qu’un phare, comme si c’était la raison pour laquelle nous n’avions rien trouvé… Mais je n’ai jamais pensé faire d’elle un personnage de roman. Au lieu de cela, je l’ai incorporée à la partie autobiographique de Paris ne finit jamais. C’est, de fait, le seul livre où je raconte des histoires vraies sans les modifier.

Dans ce livre, vous moquez « les ­écrivains réalistes qui dupliquent la ­réalité en l’appauvrissant ». Rejetez-vous toujours cette façon d’écrire ?

Oui. Cela remonte au premier voyage que j’ai effectué à Madrid avec l’école. Au musée du Prado, j’ai découvert avec surprise qu’il existait des copistes qui reproduisaient les peintures qu’ils avaient sous les yeux. J’ai trouvé cela très étrange. Un an plus tard, au musée Picasso de Barcelone, j’ai vu Les Ménines [1957 ; d’après Velasquez, 1656]. Je me suis alors rendu compte que l’art, ce n’était pas copier, mais recréer : travailler sur l’existant et le modifier. Je suis resté fidèle à cette règle.

Vous multipliez, dans votre œuvre, les références à des auteurs canoniques. Faut-il y voir une marque d’humilité, la volonté de vous inscrire dans leur sillage, ou une façon de vous dissimuler ?

C’est tout cela à la fois. J’ai commencé avec Abrégé d’histoire de la littérature portative, où j’inventais des citations d’auteurs qui n’étaient pas à eux, mais que j’avais prises ailleurs – ce qui a d’ailleurs rendu le travail de traduction en français très difficile.

Avec le temps, ce jeu avec les références littéraires a changé. Il est devenu nécessaire au cours des dernières années, car on oublie même les auteurs les plus remarquables de notre temps, puisqu’ils ne sont pas réédités. Je m’emploie donc à ressusciter la mémoire des grands auteurs que j’ai eu le plaisir de lire et auxquels beaucoup de gens n’ont plus accès. C’est devenu un travail pédagogique.

Mais on peut aussi comprendre cette démarche dans le sens que lui donnait Borges : la littérature est un travail collectif, anonyme. Au bout du compte, il ne restera que ce qui a été écrit au nom de tous. J’ai conscience de faire partie d’un patrimoine et de le transmettre à mon tour à d’autres. Ce rôle de passeur, je me résigne à le jouer.

Comment maintenez-vous ce dialogue avec les auteurs qui vous accompagnent ?

Je relis régulièrement des passages de leurs livres. Je suis conscient de construire une bibliothèque constituée d’extraits. Pour moi, les fragments ne sont pas juste des parties d’un tout, mais des parties très importantes du tout. C’est pour cela qu’ils doivent être assez puissants pour que l’on puisse ouvrir un ­livre à n’importe quelle page sans avoir ­besoin de savoir ce qui s’est passé avant et ce qui se produira ensuite.

En revanche, ces dernières années, j’ai lu toute l’œuvre de Kafka en profondeur. On dit qu’il ne savait pas qu’il serait Kafka. Mais je me suis rendu compte du contraire : il le savait parfaitement. C’est la même chose avec Don Quichotte, qui dit : « Je sais qui je suis. »

Vous parlez de « dialogue ». Précisément, dans un documentaire que j’ai regardé hier sur Roger Federer, on disait que son style « dialoguait avec l’histoire du tennis ». Les citations, ma quête de grands auteurs à moitié oubliés me semblent liées à cette phrase. Mon style, c’est peut-être cela : un dialogue avec la littérature, à une époque où les nouveaux auteurs sont nombreux à sembler ne pas la connaître.

Vous citez souvent l’écrivain suisse de ­langue allemande Robert Walser (1878-1956), notamment dans « Docteur ­Pasavento ». Il fuyait la gloire littéraire et a fini par disparaître totalement de la scène publique. Pourquoi vous sentez-vous si proche de lui ?

Cela m’a beaucoup étonné moi-même, car nous ne sommes pas proches, d’un point de vue géographique. Le cas de Walser me rappelle ce qu’écrivait Elias Canetti [1905-1994] : « Tout écrivain qui s’est fait un nom et a réussi à l’imposer sait très bien que pour cette raison même il cesse d’être écrivain, car il doit gérer sa carrière comme un simple bourgeois. » Il y a les vrais écrivains d’un côté et les imposteurs de l’autre.

Et vous, que pensez-vous être ?

[Rires.] Un vrai écrivain. Mais les imposteurs naissent continuellement…

Vous êtes très prolifique. Est-ce parce que vous avez la phobie de la page ­blanche, comme le personnage du « Mal de Montano » ?

Oui. L’écriture est ce qui me sauve la vie. Sans elle, je m’ennuierais énormément. Elle est essentielle, car elle s’apparente au travail de construction d’une maison : un défi qu’on se lance à soi-même et qui impose d’aller plus loin que ce que l’on a bâti. Avec l’amour, elle est ce qui donne sens à ma vie. J’écris sans arrêt. C’est ma passion. Je me reconnais dans ce que disait Ricardo ­Piglia [écrivain argentin, 1941-2017] : qu’importe ce que l’on écrit, l’important est la personne qui écrit, celui qui a une passion, une obsession. C’est mon cas.

Quelles sont vos habitudes d’écriture ?

Après le petit déjeuner, je choisis à l’aveuglette le premier livre que je trouve dans la bibliothèque de la pièce obscure où j’ai ­rassemblé mes ouvrages préférés. Je l’approche de la lumière, près de la fenêtre qui donne sur la rue, et, en le lisant, je me mets à y chercher ce moment qui finit toujours par arriver, où ma pulsion d’écriture se réveille.

Cette pulsion me mène naturellement à mon bureau. Je travaille avec un ordinateur – depuis 2001 –, une imprimante, des feuilles, des stylos. En dehors de chez moi, dans les avions, par exemple, je relis le PDF du roman que j’ai en cours (je me le suis envoyé à moi-même par courriel) et je note dans un carnet les modifications que j’apporterai quand je serai de nouveau devant l’ordinateur.

Ces derniers temps, et cela m’a beaucoup surpris, moi qui étais adepte du papier, je me mets à me corriger de plus en plus souvent sur mon téléphone portable. Je regarde où sont les allitérations, les répétitions, les ­erreurs, j’élimine des phrases et des transitions. Il y a parfois des passages que j’aime beaucoup, mais que je dois supprimer parce qu’ils rompent le rythme de la lecture. C’est parfois douloureux, mais il faut bien le faire. Jamais je ne m’étais autant corrigé. Je crois que c’est Macedonio Fernandez [écrivain et philosophe argentin, 1874-1952], le maître de Borges, qui disait : « Ecrire, c’est corriger, corriger, corriger. »

Vous êtes un écrivain joueur : citations inventées, mises en abyme, thème du double… D’où vient ce goût et jusqu’où peut-il vous mener ?

Le risque, c’est que l’on ne comprenne pas mon écriture. Mais Michel Leiris [1901-1990] disait qu’il faut écrire comme on torée : avec le risque de se faire encorner. Sans ce risque, l’écriture n’a pas d’intérêt. Quand j’écrivais de fausses interviews de vrais personnages, je jouais de cette façon, en attendant de voir ce qui pouvait arriver. J’ai toujours voulu m’amuser. Cela vient sans doute de l’enfance.

Dans une chronique publiée dans le quotidien « El Pais », vous opposez Flaubert, qui ne se mettait pas au travail tant qu’il n’avait pas en tête la structure complète de son roman, et Kafka, qui se laissait guider par l’inspiration. De quel côté vous situez-vous ?

Je crois beaucoup en l’inspiration. Mais, comme le disait Picasso, et c’est un cliché, elle arrive en travaillant. C’est souvent au bout d’une heure, une heure trente, après un long moment d’écriture, que surgit une pensée que je n’avais jamais eue, ou un mot que je n’avais jamais employé. J’ai alors l’impression que cela provient d’un souffle extérieur, mais il n’y a personne qui souffle : tout vient de l’intérieur, du travail mental.

Dans Montevideo, par exemple, le narrateur est devant une porte à Bogota. C’est en découvrant les fonctionnalités de la caméra de mon téléphone portable que j’ai eu l’idée de trouver, derrière cette porte, une autre porte, invisible, qui n’apparaîtrait dans la réalité que la semaine suivante. Ce dispositif permet au narrateur d’être dans plusieurs lieux à la fois : à Bogota mais aussi en Suisse alémanique et à Paris. Ce téléphone, qui permettra de montrer ce qu’il y aura le lendemain, existera un jour, j’en suis sûr. Nos yeux sont faibles. Le vide est plein de choses ; le problème, c’est qu’on ne les voit pas.

Outre « Cette brume insensée » (Actes Sud, 2020), où vous évoquez les troubles indépendantistes en Catalogne, et « Montevideo », où vous mentionnez l’attentat du Bataclan, à Paris, vous abordez très peu l’actualité. Pourquoi vous maintenez-vous à l’écart de cette réalité ?

Comme citoyen, je suis l’actualité politique de très près. Mais celle-ci est un frein à la narration. Face à la vague de livres qui confondent la politique et ce qui relève de la conjoncture, mon travail rappelle ce que Nietzsche criait avant de tomber dans la ­folie à Turin : pour être vraiment contem­porain, il faut être intempestif, légèrement en décalage. C’est ainsi que j’envisage la distance critique qui me permet de définir une divergence politique face au présent.

« Montevideo » est le premier de vos livres à avoir une dimension fantastique. Allez-vous continuer à explorer ce territoire ?

Effectivement, dans le roman sur lequel je suis en train de travailler, et que j’espère achever avant la fin de l’année, cette exploration continue et, pour le moment, je constate qu’elle a des conséquences que je n’aurais ­jamais soupçonnées. Ce roman traverse les genres et je ne sais pas ce qui va arriver dans les pages qui viennent. Peut-être raconte-t-il l’histoire d’un étranger qui, dans la bibliothèque d’une chambre obscure, constitue un canon littéraire dissident des canons officiels.

Comment savez-vous qu’un livre est terminé ?

Il y a un moment, dans l’écriture, où je vois cette fin, même lointaine, et où je perçois, grâce à elle, le sens du livre dans sa totalité. Mais, même ainsi, je peux mettre des mois à la rédiger. Une fois que j’y parviens, je rends le livre à mon éditeur.

Il m’est arrivé une fois, une seule, quelque chose d’étrange ; c’était avec Montevideo. Après avoir rendu le livre, j’ai remarqué que je continuais à l’écrire. J’ai fini par rassembler dans une annexe de mon blog tous ces textes « posthumes » qui me semblaient indissociables du livre. J’ai vraiment eu l’impression que Montevideo était lié à tout ce qui existait dans le monde. J’ai donc continué à l’écrire.

Vous avez un site Internet, un blog, un compte X et une page Facebook. Pourquoi avez-vous besoin de tous ces supports ?

J’ai uniquement besoin du site Web ; il est énorme parce qu’il s’agit du fonds archi­complet de mon œuvre. Il comporte aussi de nombreux articles sur chacun de mes livres, et compte une section « La vie des autres », où j’ai rassemblé les contributions libres de nombreux écrivains contemporains. Il y en a pour cent mille heures de lecture. Quant à X et à mon blog, je n’y consacre que cinq minutes par jour : autant que ce que je passais avant à allumer et à fumer une cigarette.

Quel regard portez-vous sur le chemin parcouru jusqu’ici ?

Dans cette aventure qu’est l’écriture, il y a des moments d’épiphanie extraordinairement marquants. J’ai ainsi été très ému, à la fin de Montevideo, lorsque j’ai écrit que la littérature est une élévation de l’esprit. Rien que pour ces moments où elle apparaît comme quelque chose de sacré, où l’écrivain et l’écriture se confondent au-delà de ce que l’on peut imaginer, cette carrière vaut la peine d’être vécue.

 

*Le Monde, 15.08.24.

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