Palermo
Palermo, junio de 2009
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LE PARADOXE COMME HYGIÈNE DE VIE *
JACQUES DUBOIS
Grand écrivain d’aujourd’hui, Enrique Vila-Matas se reconnaît à une manière et une vision qui ne sont qu’à lui. Ce qui ne l’empêche pas de se réclamer de bons maîtres comme Flaubert, Kafka, Borges ou Perec. Disons surtout que Vila-Matas appartient à l’école du paradoxe, dont le premier principe est de considérer les choses à l’inverse de l’ordre usuel. Et partons de cette déclaration singulière prise du magnifique Journal volubile, plus récent ouvrage de l’auteur : « Je cherche le recueillement, parce qu’en général la littérature est plus intéressante que la vie. Je ne sais pas s‘il s’agit d’un paradoxe mais j’aime énormément la vie parce que, quoi qu’on dise, elle ressemble à un grand roman. » (p. 70).
Comment mieux définir la passion que l’on a de la littérature en la donnant pour la meilleure façon d’aborder la vie, une vie elle-même toute paradoxale. À la suite de quoi, Vila-Matas nous proposera quelques-unes des coïncidences dont il raffole et qui ont en propre de brouiller les limites entre fiction et réalité. Un exemple parmi d’autres : le Barcelonais qu’est Vila-Matas aime beaucoup Paris (voir son si prenant Paris ne finit jamais) et s’est habitué à prendre un verre à une terrasse de la place Saint-Sulpice, avec l’espoir de voir passer Catherine Deneuve, ce qui, comme il se doit, ne se produit jamais. Pourtant, étant un jour à ladite terrasse, il s’effare d’apprendre dans Lire que son collègue Vargas Llosa nourrit le même espoir que lui. Or, à l’instant même de cette découverte, voilà la comédienne qui passe devant la terrasse !
Ne sous-estimons pas de tels riens, pense Vila-Matas, ils donnent sens et saveur à l’existence. C’est pourquoi le romancier du paradoxe aime à faire collection de situations biscornues. Ainsi, depuis Bartleby et compagnie (autre de ses ouvrages marquants), il se montre fasciné par les écrivains qui n’ont pas fait œuvre ou très peu. Dans le Journal volubile, on en rencontre à nouveau quelques-uns au détour des pages. Ainsi du Catalan Pepín Bello qui n’est jamais passé à l’écriture ou du Péruvien Prochazka, dont Vila-Matas écrit : « Prochazka, écrivain qui se considère comme effacé […] m’a toujours paru intéressant, parce qu’il est philosophe, alpiniste, étudiant en lettres et en architecture, gestionnaire de politiques éducatives et auteur d’essais d’interprétation d’Hegel. » (p. 155) … et qu’il n’a écrit qu’un seul roman à peine connu. Ces auteurs approximatifs poussent la pratique littéraire à une limite où elle s’anéantit glorieusement. Vila-Matas se dit par ailleurs tenté par les hikimori, jeunes Japonais qui s’isolent complètement (dans une chambre par exemple) pour échapper à la pression ambiante d’une société haïe. Et de citer en illustration fictionnelle tel film de Kiyoshi Kurosawa et encore La Salle de bains du plus nippon des Belges, Jean-Philippe Toussaint. Et de se ranger également à l’avis de Blaise Pascal disant que tous les malheurs de l’homme lui viennent de ne pouvoir rester en repos dans sa chambre. Il est vrai que, pour Vila-Matas, la société contemporaine apparaît désolante, produit qu’elle est d’une politique abâtardie (ce que ne démentiront pas les élections européennes d’hier), d’une télévision qui dégrade toute chose, d’un tourisme qui dénature les plus belles cités (Barcelone !), d’un fonctionnement du monde qui ressemble de plus en plus « aux aéroports abrutissants d’aujourd’hui». Sur ceux-ci et la façon dont on y est traité, voir la page 162 du présent Journal, où l’auteur se livre à un revigorant jeu de massacre.
Mais le paradoxe veut que ce grand casanier que se prétend Vila-Matas soit finalement un bourlingueur, invité qu’il est aux quatre coins du monde (les compagnies aériennes devraient songer à ne pas imposer fouille et semi-déshabillage aux grands écrivains en transit). En fait, la planète où il déambule de la sorte est en un sens celle de la littérature. Car il a partout des amis écrivains, cinéastes, plasticiens : confrères de même inspiration ou d’inspiration proche, qu’il rencontre ou auxquels il pense en chemin. La cordialité fraternelle avec laquelle l’auteur catalan salue en passant les auteurs aimés est pour le moins réconfortante. Écrivains vivants ou écrivains défunts, il les a tous lus et nous place dans leur compagnie spirituelle. Exemple du voyage à Mantoue lors d’un un festival littéraire : V.-M. passe non loin du village natal de Pavese et salue celui-ci en esprit ; là-dessus, il se rappelle qu’est né à Belluno Dino Buzatti, grand écrivain de l’attente ; occasion de penser au Rivage des Syrtes de Gracq, roman d’une autre attente encore ; non loin de Ferrare, V.-M. pense à Antonioni et à l’Avventura, film dont le tournage vit toute l’équipe condamnée à attendre sur une île pour cause de tempête ; enfin voici le voyageur à Mantoue : l’interviewe un quidam se donnant pour président de l’Association Internationale du Temps Lent qui l’interroge sur son livre le Voyageur le plus lent… Coïncidences, paradoxes, collections, tout y est.
On a compris que ce monde que se construit l’écrivain catalan à coups de références littéraires vaut comme hygiène de vie. Celle-ci s’exprime encore dans un culte de la citation, qui noue joliment la chaîne de solidarité entre auteurs. Mais, pour Vila-Matas, la citation est de surcroît, à même l’écrit, une forme de résistance : « citer, écrit-il, c’est respirer la littérature pour ne pas étouffer parmi les clichés traditionalistes et circonstanciels qui viennent au fil de la plume» (p. 237) . Décidément, trop de littérature ne nous guérira pas de la littérature. Et c’est très bien ainsi.
* Publicado el 8 de junio 2009 en el periódico Mediapart.
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