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UNE LIBRAIRIE REVUE ET CORRIGÉE
ANDRÉ GABASTOU
À Stéphane Zékian, amicalement (1)
De retour à Paris en 1978, accompagné de sa femme, le narrateur de Paris ne finit jamais (un double ironique d'Enrique Vila-Matas) se remémore les deux années qu'il a passées à Paris, de 1974 à 1976, pour l'essentiel dans une chambre que lui louait Marguerite Duras et dans le quartier avoisinant. Grâce à l'essai d'Edgardo Cozarinsky sur Borges et le cinéma, il découvre l'auteur de L'Aleph et va l'écouter un jour prononcer une conférence secrète dans une librairie clandestine située au deuxième étage d'un immeuble de la rue Littré. Borges dit au public que son père lui avait expliqué la chose suivante : “Donc, chaque fois que je me souviens de quelque chose, je ne m'en souviens pas vraiment, car je me souviens de la dernière fois où je m'en suis souvenu, je me souviens d'un dernier souvenir.” Prêtant foi aux considérations paternelles, Borges en conclut : “Penser que nous n'avons peut-être pas de vrais souvenirs de notre jeunesse m'attriste.” Le narrateur retourne quelques mois plus tard à la librairie pour écouter une intervention clandestine de Georges Perec ; toutefois ce n'est pas lui qui apparaît mais un Noir, qui résume, sans citer le titre ni l'auteur, le Bartleby de Melville, que le lecteur reconnaît immédiatement.
En 1978, sur le chemin qui les ramène chaque jour à l'hôtel, le narrateur et sa femme passent devant l'immeuble où se trouvait jadis la librairie, sans se résoudre à y entrer et se demandant si elle est toujours clandestine et située au même endroit. Le narrateur se souvient d'un escalier en colimaçon, d'une porte blanche et d'un minuscule Z peint en noir au-dessus du judas. On est en pleine absurdité : une librairie clandestine dans un Paris libre, une conférence inaperçue de Borges, auteur pourtant déjà célèbre.
Un jour, ils rencontrent au Flore l'écrivain mexicain Sergio Pitol et lui font part de leur perplexité. Pitol décide de percer le mystère de la librairie Zékian. L'escalier est bien en colimaçon, ce qui veut dire qu'ils ne se sont pas trompés d'immeuble, mais il n'y a ni porte blanche ni Z peint en noir. Après divers tâtonnements, Sergio Pitol sonne à une porte. Une vieille dame l'entrebâille et lui demande : « Vous cherchez quelqu'un ? » Pitol lui rétorque du tac au tac : « M. Jorge Luis Borges ? Il habite en face de chez vous ? » Réponse de la vieille dame : « Ils habitent là, mais ils n'y sont pas, ils n'y sont jamais. » Le narrateur conclut ainsi l'« épisode Zékian » : « Nous sommes repartis en ayant l'impression d'avoir été plus près que jamais de l'invisible vérité. » La phrase est frustrante car on sent bien que, à un moment donné, Sergio Pitol s'approprie l'histoire pour la traduire dans son propre style, pour faire de la réalité une fiction ; et, par ailleurs, que signifie cette expression, l'«invisible vérité»?
Les textes d'Enrique Vila-Matas se répondent et se font écho, d'où l'impression de lire parfois un même livre, ce qui ne veut toutefois pas dire qu'ils se ressemblent, mais qu'ils sont tous parsemés de thèmes récurrents. La librairie Zékian réapparaît dans un texte en cours de traduction, qui sert de préface au livre de Sergio Pitol Los mejores cuentos (éd. Anagrama, Barcelone, 2005) : « Presentación : has hecho girar la locura » (Les Meilleures Nouvelles, « Présentation : tu as fait tourner la folie »). L'histoire est la même, elle est racontée dans les mêmes termes, mais elle se termine différemment : « Nous sommes repartis en ayant l'impression d'avoir été plus près que jamais de l'invisible vérité et qu'en tout cas la nouvelle était terminée. Mais, quand nous nous sommes retrouvés dans la rue, peut-être parce que je ne m'y attendais pas, j'ai été étonné de découvrir que nous étions encore à l'intérieur de la nouvelle de Pitol. »
Une préface à Stockholm
Vampirisme littéraire, transfert de souvenirs, syndrome de la « mémoire de Shakespeare » vue par Borges, dépérissement et disparition de l'auteur, « adoption providentielle et tardive, secondaire », comme dit Alan Pauls dans Le Facteur Borges (éd. Christian Bourgois, 2006) pour définir la narration de l'auteur de Fictions ? La préface d'Enrique Vila-Matas se présente comme un journal que le narrateur tient à Stockholm, où il passe quelques jours. Le 17 août, après avoir raconté dans la journée l'histoire de la librairie Zékian, il se demande dans la soirée s'il l'a bien insérée dans son livre sur Paris (il n'a pas d'exemplaire sur lui) et s'il a été fidèle à la réalité, ce qui ne manque pas de sel puisque le seul à avoir été fidèle à quelque chose, c'est Sergio Pitol, qui l'a été à la réalité de sa fiction. On apprend que le narrateur n'était pas avec son épouse mais avec Menene Gras et que, se promenant, ils rencontrent par hasard Sergio Pitol, qui veut leur montrer l'endroit où est né Proust. La découverte ne va de pas soi, Pitol sonne à une porte et une vieille dame lui demande : « Vous cherchez quelqu'un ? » Il rétorque du tac au tac : « Mme Beatriz de Moura ? » Réponse de la vieille dame : « Les Moura habitent ici, mais ils ne sont jamais là. » Pour information, Beatriz de Moura est une célèbre éditrice espagnole, amie d'Enrique Vila-Matas. Le narrateur conclut l'épisode ainsi : « Mais, quand nous nous sommes retrouvés dans la rue, peut-être parce que je m'y attendais pas, j'ai été étonné de découvrir que nous étions toujours à l'intérieur de la nouvelle de Pitol et qu'en plus, tout s'était raréfié. On entendait les pleurs d'un nouveau-né et la nuit tombait... »
Avant de commencer ce nouveau récit, le narrateur dit que donner plusieurs versions d'un même fait lui permet de mieux se rapprocher de la réalité ; pourtant ce n'est pas tout à fait ce qui se passe à la lecture des différents textes. Pitol s'est improvisé chef d'orchestre en imprimant sa marque à quelque chose qui, au départ, ne lui appartenait pas, en repoussant et en rendant de plus en plus inextricable le mystère qu'il entend clarifier, fidèle à sa gestion adroite des relations entre réel et fiction, dépossédant ainsi Enrique Vila-Matas de la propriété intellectuelle de son récit.
Dans Tlön, Uqbar, Orbis Tertius de Jorge Luis Borges, on lit qu'à Tlön « toutes les oeuvres sont l'oeuvre d'un seul auteur, qui est intemporel et anonyme ». Enrique Vila-Matas renoue ici avec l'idée de texte infini, justifiant ainsi la présence de Borges dans le récit, et l'histoire de la librairie Zékian, qui se répète avec d'infimes variations, donne l'impression de pouvoir se dérouler en boucle sans que rien ne vienne l'arrêter. Anodine uniquement en apparence, cette histoire s'inscrit en fait au coeur du dispositif vila-matasien en balayant en quelque sorte les différentes strates de l'oeuvre : en un premier temps, elle illustre le non-sens du monde (l'existence improbable de la librairie Zékian) ; en un deuxième, elle se glisse dans la mythologie personnelle (fascination exercée par une culture secrète) et, en un troisième, elle se veut, par le biais de la fiction, une approche de la vérité. Mais, paradoxalement, celle-ci devient très vite vaine puisque c'est d'elle que se soucie le moins le lecteur, davantage séduit par les élucubrations littéraires de Sergio Pitol.
(1) Stéphane Zékian, chargé de recherche au CNRS et auteur d'un ouvrage récemment remarqué, L'Invention des classiques (CNRS éd., 2012), a été l'un des premiers critiques français à analyser et à louer, dans La Nouvelle Revue française, l'oeuvre d'Enrique Vila-Matas, qui à son tour lui a rendu hommage en donnant son nom à une librairie parisienne du milieu des années 1970, la librairie Zékian, qui figure, entre autres, dans son roman Paris ne finit jamais (éd. Christian Bourgois, 2004).
* Artículo de André Gabastou en Le Magazine Littéraire. 10 grandes voix de la littérature étrangère, 01/08/2013. |