Texte à paraître aux éditions Armand Colin dans les actes du colloque international ENS-LSH – IUF sur
« les fins de la littérature », décembre 2010, sous la direction de Laurent Demanze et Dominique
Viart.
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EN FINIR AVEC LES THÉORIES DE LA FIN
(PAR LA VERTU D'ENRIQUE VILA-MATAS)
EMMANUEL BOUJU
Maintenant que le lecteur ne lit pas, il n’est plus
si grave d’être un écrivain qui n’écrit pas.
Nuria Amat, Nous sommes tous Kafka
Je suis allé à Lyon parce qu’une organisation nommée ENS-LSH m’avait invité à participer à un colloque sur les théories de la fin de la littérature, programmé dans le cadre de l’Institut Universitaire de France. J’ai accepté parce que je n’y étais jamais allé et que j’avais envie de connaître cette ville. En plus, participaient à ce symposium Pierre Senges et Tanguy Viel, deux de mes écrivains préférés. Quant aux relations entre la littérature et sa fin, sujet de plus en plus rebattu, j’avais déjà écrit sur ce thème un nombre infini de fois, sous les formes les plus variées, et il me semblait que le temps était arrivé de définir une bonne fois pour toutes, malgré ma méfiance, une position ferme.
C’est, du moins, ce que peut avancer le pseudo-Enrique Vila-Matas que j’ai décidé d’incarner en plagiant l’incipit de Perdre des théories 1: un court essai que l’écrivain catalan consacre à une Théorie générale du roman ourdie dans une chambre d’hôtel de Lyon, après qu’il n’a pas été accueilli à son arrivée par l’institution (« la Villa Fondebrider ») qui l’invitait ; une théorie esquissée et finalement « perdue », puisque, écrit-il, « le seul objectif de [sa] théorie de Lyon était de [se] libérer de son contenu, d’écrire, de perdre des pays, de voyager et de perdre des théories, de les perdre toutes2.»
Aussi ai-je choisi de perdre à mon tour les théories de la fin, d’en finir une bonne fois pour toutes avec la fin de la littérature ; et ce en me plaçant paradoxalement dans les pas de celui que l’on peut considérer comme l’héritier par excellence de ces théories, un écrivain proprement hanté par la disparition de la littérature, un auteur devenu si « copiste », un scripteur dont le langage performe si bien par lui-même que son sujet ne peut plus se contempler que dans le mirage de sa disparition – comme dans ce fragment de Bartleby et compagnie :
Soudain, la mélancolie du Refus s’est reflétée dans l’une des larmes de cristal du lustre accroché au plafond de mon bureau, et ma propre mélancolie m’a aidé à voir dans ce reflet l’image du dernier écrivain, celui avec qui disparaîtra – car, tôt ou tard, cela finira par arriver –, sans témoin, le petit mystère de la littérature3.
En incarnant l’ombre de Vila-Matas, en me faisant fantôme de fantôme de l’auteur, je vais célébrer la fin de la littérature, pour mieux m’en débarrasser ; et évoquer, ainsi, ce qui lui survit.
Car Vila-Matas n’incarne la disparition de la littérature que pour mieux retourner ironiquement en sa faveur cette mélancolie négative, et rendre ainsi possible une littérature proprement contemporaine ; toute son œuvre reflète un mouvement beaucoup plus ample – sensible me semble-t-il dans une bonne part de la littérature française, européenne et américaine d’aujourd’hui : celui qui consiste à retourner ironiquement en vertu créatrice cette mélancolie, et particulièrement cette mélancolie du modernisme qui hante le roman contemporain comme le souvenir d’une assomption idéale et d’une mort parfaite.
Adieu donc à l’adieu à la littérature, mort à la mort de l’auteur, épuisons l’épuisement, désenchantons le désenchantement ! Considérons en somme que la fin de la littérature, cela s’est passé. C’est du moins ce que moi, le pseudo-Vila Matas, vais considérer, en deux temps trois mouvements.
1er temps : Je préfère ne pas faire la littérature finir4
Le premier Vila-Matas est un graphomane de l’agraphie, un écrivain des vanités de la littérature (ou de « l’écrivanité » selon une expression de Robert Walser5) – et ce dès Bartleby et compagnie, sa série de « notes » et ses formules blanchotiennes du type :
§ 76. Tout livre, en fin de compte, est à la poursuite de la non-littérature comme essence de ce qu’il recherche, de ce qu’il rêve passionnément de découvrir. (194)
Le véritable écrivain, frappé du syndrome de Bartleby, est donc un « écrivain du Refus » : dès lors qu’il se refuse à devenir simple « écrivant » (dirait Barthes), il est conduit à préférer ne pas écrire. Dès lors que la littérature se reconnaît librement sans finalité, alors elle ne conserve d’autorité qu’en se sabordant elle-même – selon le modèle de Jacques Vaché et la phrase de Susan Sontag que cite (le vrai) Vila-Matas :
C’est Vaché qui m’a ouvert les yeux sur ce sérieux, un sérieux qui consiste à ne pas interpréter l’art comme quelque chose dont le sérieux se perpétuerait éternellement, comme une fin, comme le véhicule permanent de l’ambition. Susan Sontag le dit ainsi : « L’attitude vraiment sérieuse est celle qui voit en l’art un moyen d’obtenir quelque chose à quoi l’on n’atteint peut-être qu’en abandonnant l’art. » (90)
Parmi la pléiade des écrivains du Refus, Vila-Matas distingue ainsi d’emblée le modèle de Robert Walser – l’archétype de l’écrivain-copiste, celui à qui « il arrivait de se retirer à Zurich, à la « Chambre d’Ecriture pour Oisifs » (le nom fait plus walsérien que nature, mais il est authentique), où, le soir tombant, assis sur un vieux tabouret, à la pâle lueur d’une lampe à pétrole, il employait ses exceptionnels dons de calligraphe à des travaux de copiste, à des tâches de bartleby6. » Robert Walser fait figure de modèle séminal pour l’œuvre à venir, puisque Vila-Matas, dès Bartleby et compagnie, règle son régime d’écriture sur l’idéal de l’écrivain-copiste.
Dans tous les romans ultérieurs, en effet, il est question de cette mélancolie de la littérature qui conduit certains d’entre nous –Vila-Matas surtout – à vivre dans la crise continue de la tradition et de l’autorité, laquelle fait de la citation et de la réécriture (fragmentaire) le seul refuge du présent : « crise de la culture » selon Hannah Arendt, où la littérature ne subsisterait plus que comme réécriture inachevée de l’idéal benjaminien d’un texte cousu de citations7 ; où l’écrivain ne survivrait plus que dans la perpétuelle citation, réécriture, et finalement réincarnation de la littérature.
Ainsi, dans Docteur Pasavento, le projet d’écriture du nouveau double fictionnel de Vila-Matas – « me raconter l’histoire de l’ambiguë disparition du sujet dans notre civilisation à travers quelques fragments de l’histoire de ma vie8 » – prend la forme de la réinvention fantomatique de l’auteur, de sa réincarnation sur le modèle – « moral » autant qu’esthétique – de Robert Walser : modèle de celui qui « ne pouvait être comme personne, parce qu’il ne souhaitait pas être quelqu’un, ce qui, sans aucun doute, rendait encore plus difficile son désir d’être comme tout le monde9 » ; modèle de l’écrivain des « microgrammes » en route vers « la disparition, l’éclipse » ; modèle de l’écrivain conduit progressivement à l’aphasie, et finalement disparu dans la blancheur de la neige, un jour de Noël, aux alentours de l’asile de Herisau.
Modèle paradoxalement séminal, donc, car Vila-Matas n’en reste pas à l’archétype de l’écrivain-Célibataire à la Kafka, de l’« enfant sans enfants » qu’est Walser, promis à la disparition dans la neige ; pas plus qu’il ne prétend tout à fait à la disparition nécessaire de l’écrivain-copiste, et de la littérature comme réécriture. Bien au contraire, c’est un modèle à double fond que celui de Walser – comme le signale, ailleurs, un autre écrivain mélancolique, nommé W.G. Sebald :
Les « microgrammes » […] sont le procédé ingénieux qui permet de continuer à écrire, ils sont les messages secrets de quelqu’un qui se trouve rejeté dans l’illégalité et les archives d’une véritable émigration intérieure10.
Et de fait, dans Le mal de Montano, le modèle bartlebyen de Walser (en lequel Montano décide lui aussi, un temps, de se réincarner) sert de point de départ vers tout autre chose, vers une écriture nouvelle et autonome, quelqu’empruntée qu’elle soit à l’origine :
Walter Benjamin disait que, de nos jours, la seule œuvre vraiment dotée de sens – de sens critique également – devait être un collage de citations, de fragments, d’échos d’autres œuvres. A ce collage j’ai ajouté, au moment voulu, des phrases et des idées relativement miennes et je me suis peu à peu construit un monde autonome, paradoxalement très lié aux échos d’autres œuvres. Et tout cela pour me rendre compte qu’à cause de cette façon de procéder, je n’arriverais jamais à rien ou à peine à quelque chose, comme les élèves de l’Institut Benjamenta qui font des études pour devenir majordomes11.
Ainsi, comme on le remarque dans ce passage – à travers le glissement de la citation vers la comparaison aux personnages mêmes de Walser – l’on peut dire que derrière la hantise de la fin de la littérature, derrière la compulsion négative de la répétition propre à l’inconscient (ou au pseudo-inconscient) de la littérature contemporaine vécue comme simulacre et copie, quelque chose s’écrit encore qui échappe à l’érosion du temps d’après : quelque chose qui touche à une émigration intérieure vers l’identité toujours autre de l’écrivain-majordome (campé ici en une sorte de Benjamin Benjamenta…), quelque chose qui touche à l’ombre perdue de soi-même que l’on retrouve, ironiquement, dans l’éclairage indirect d’un Bartleby du passé littéraire.
Ce à quoi s’emploie Vila-Matas, c’est en définitive à retourner sa propre théorie de la fin comme un gant, à faire de la maladie bartlebyenne de la littérature l’aliment, la force et la vertu de l’écriture (vis et virtus, de nouveau rassemblées comme du temps de la rhétorique quintilienne).
D’où un deuxième mouvement, où le vrai visage de Vila-Matas (le « visage sur le masque », dirait Sciascia) est devenu celui de l’auteur réincarné, de la ventriloquie du modernisme dans la réincarnation de l’auteur idéal, survivant à sa propre disparition.
Ainsi l’identification avec Walser et la rencontre avec Musil (dans un café de Budapest) figurent-elles, dès Le mal de Montano, une sorte de mélancolie résistante, qui passe par la réunion fantaisiste d’une secte néo-kakanienne vouée à lutter contre la disparition de la littérature et appelée « l’Action sans Parallèle » ; et la réincarnation fantasmatique (et fantasmagorique) de Walser dans Docteur Pasavento fait de cette véritable hantise de l’écrivain moderniste l’incarnation d’un idéal : celui du dernier écrivain d’une littérature promise à la disparition, et pourtant survivant toujours à cette disparition – selon le modèle que Kafka énonce dans son Journal du 19 octobre 1921 :
Celui qui, vivant, ne vient pas au bout de la vie, a besoin d’une main pour écarter un peu le désespoir que lui cause son destin (…), mais de l’autre main peut écrire ce qu’il voit sous les décombres, car il voit autrement et plus de choses que les autres, n’est-il pas mort de son vivant, n’est-il pas l’authentique survivant12?
Au cœur d’une telle entreprise d’autofiction essayistique de la réécriture, la mélancolie fantomatique du modernisme se révèle inséparable de cette « ironie secrète » que Vila-Matas prétend inspirée de Walser : l’ironie, peut-être, de la littéralisation en fiction d’une question théorique, celle du retour de l’auteur (minuscule) après sa mort, de la possibilité de la littérature après sa « néantisation » sous les coups redoublés de l’histoire (catastrophique) et de la théorie (non moins traumatique).
Dans la figure de la disparition (du suicide ou de l’extinction) de l’écrivain idéal13, le roman trouve à littéraliser la hantise de la disparition de la littérature. Ainsi de Walser dans la neige de Noël qui entoure l’asile d’Herisau, après le temps d’aphasie, le temps bartlebyen de l’arrêt de l’écriture, mais aussi conformément à ce que l’œuvre elle-même avait prévu dès son origine (dans un passage des Enfants Tanner qui décrit la découverte du cadavre d’un poète dans la neige) : la mort de Walser, la disparition de l’écrivain moderniste idéal est en soi un « Retour dans la neige » vivant, une figure ontologique de la réécriture (un récit de disparition passé de la littérature à l’existence) en même temps qu’elle symbolise l’impossibilité de faire le deuil de la littérature – car Walser, à force de réduire la place qu’il occupait dans la littérature, à force de se faire microgramme de lui-même, ne disparaît dans la blancheur de la neige que pour mieux revenir in vivo dans celle des pages à venir, pour mieux revenir à la littérature post, hyper ou méta-moderniste comme le personnage qui incarne le mieux son passé idéal et perdu.
Ce faisant, le récit-essai de Vila-Matas semble appliquer à Walser (et donc à lui-même) la règle d’emploi des personnages que Benjamin, dans son essai sur Walser, reconnaissait en lui :
[Les personnages de Walser] luttent encore pour se libérer de la souffrance. Walser commence là où s’arrêtent les contes. « Et s’ils ne sont pas morts, ils sont encore vivants de nos jours. » Walser montre comment ils vivent cette vie14.
Que fait Vila-Matas, en effet, sinon raconter comment l’écrivain vit sa vie après que s’est arrêté le « conte » moderniste de la littérature ?
2d temps : Ainsi vivent les morts de la littérature
Si la mélancolie du modernisme figure ainsi la hantise de la disparition de la littérature, le roman contemporain fait de cette hantise le moyen d’une résurrection ironique : « venant de la nuit la plus noire », il « pleure de la prose » dirait Walter Benjamin15, mais c’est la prose d’une littérature qui survivrait, comme Kafka, à sa propre disparition.
Et ainsi, au lieu de faire, comme Blanchot, de la disparition de la littérature le lieu idéal et le telos de l’écriture (« Que fait la littérature ? Elle tend vers sa disparition »), Vila-Matas en fait surtout l’origine ironique de son œuvre propre. Il en fait une façon de répliquer à la fameuse prophétie paradoxale de Brecht : « Nous savons que nous sommes des précurseurs. Et après nous viendra : rien qui mérite d’être nommé16. »
Comment se faire un nom après Kafka, Musil, Proust, Joyce ?
Dans cette origine de l’œuvre propre, la « citation » des noms bartlebyens permet une écriture définie certes comme parasitisme littéraire, mais aussi comme moyen ironique de redéfinition de soi : « Tout à coup, au lieu d’agir comme un voleur de phrases étrangères, je suis devenu un parasite littéraire de moi-même17 » – confie le narrateur de Docteur Pasavento (et l’on pense à Karl Kraus énonçant : « Une pensée n’est légitime que si l’on a le sentiment de se surprendre en flagrant délit de plagiat de soi »). Dans sa logique de répétition, la passion de la disparition devient affirmation du moi.
D’où un troisième mouvement (au cœur de ce second temps) de réversion ironique et litttéraire de la théorie de la fin de la littérature.
A la répétition-réapparition des écrivains modernistes dans Docteur Pasavento, Vila-Matas substitue enfin son propre retour après la mort, sa propre résurrection littérale dans Explorateurs de l’abîme 18 : dans ce recueil de nouvelles, l’écrivain survit à sa propre disparition (un « collapsus » que Vila-Matas a effectivement souffert), il choisit de remplacer la citation par l’auto-citation, et pousse même l’ambition jusqu’à risquer une identification littéraire à l’Auteur majuscule – dans une nouvelle intitulée « Materia oscura » dont le narrateur est tout simplement Dieu.
Déjà, à dire vrai, le narrateur de Docteur Pasavento croyait voir, en son interlocuteur de la tour de Montaigne, Dieu lui-même (un Dieu qui lui aussi répèterait tout)19 ; puis, rêvant être l’ombre d’un écrivain supérieur, il déclarait qu’« après tout, chacun est l’ombre de tous et tous l’ombre de l’esprit immortel20 ». Et de fait, l’on pourrait considérer l’identification du narrateur à Dieu, dans « Matière obscure », comme un simple prolongement de la réécriture / réincarnation walsérienne – si l’on pense à cette « petite forme », ce « calice » extraordinaire (comme disait Benjamin21) qu’est le très court récit de Robert Walser intitulé « Monde »22, et qui constitue peut-être le plus petit « roman total » du modernisme : en deux pages, une petite fable commencée comme une parabole bourgeoise se transforme en récit eschatologique sur notre « monde de farces et de péchés » – un minuscule archi-roman, capable d’enclore dans son explicit l’histoire du Monde et le récit achevé de cette histoire23.
Que l’écrivain soit un copiste, cela n’empêche donc plus qu’il réinvente – y compris jusqu’à réinventer, après la mort de l’Auteur majuscule, sa résurrection comme démon personnel de l’écrivain (tout comme le Quichotte était le démon de Sancho Pança, à en croire Kafka).
« Ainsi vivent les morts » de la littérature24, ainsi vivent les auteurs d’aujourd’hui, incarnant à l’envie les identités passées ou idéales (de Lichtenberg à Kafka, et de Walser à Johnny Cash25) ; voire errant dans le Bardo de la Signature et de l’Onomastique, comme tous les pseudo-Volodine hantant la Fin de l’Histoire (des révolutions).
Ainsi s’écrivent toutes sortes d’« antibiographies » contemporaines où « nous sommes tous Kafka » (pour reprendre une expression et un titre de roman de Nuria Amat26). Ou bien encore s’écrivent des entreprises romanesques démesurées, sans terme possible autre que la mort effective de l’auteur – lequel peut avoir préparé les moyens de sa réapparition fantomatique dans l’espace même du texte, comme Roberto Bolaño dans 266627.
Aussi me semble-t-il possible, pour finir, d’énoncer, en tant que pseudo-Vila-Matas, mes trois théorèmes de la fin des théories de la fin – des théorèmes qui désamorcent la fin de la littérature :
- l’axiome de Bartleby : la formule de récusation de toute référence (« la formule coupe le langage de toute référence ») a trop longtemps occulté un axiome plus fondamental, celui de la littéralité de la littérature (« Bartleby ne veut dire que ce qu’il dit littéralement ») : or si la littérature dit ce qu’elle dit, littéralement et dans tous les sens, alors aucun des mots d’ordre de « la mort de l’auteur », de « la disparition de l’écrivain », voire de « l’adieu à la littérature » n’est à prendre de façon métaphorique, mais bien plutôt de façon strictement littérale – et dès lors ils cessent d’être des mots d’ordre pour devenir les moyens de la rêverie et des fantaisies imaginaires, des errances et des combats bien réels d’une littérature attelée à sa survie comme moyen sans fin aussi bien que comme deixis du réel. Une littérature capable de courir le risque de la fiction littérale, de la confrontation directe au monde qu’elle invente et désigne à la fois. « Bartleby n’est pas la métaphore de l’écrivain. Ni le symbole de quoi que ce soit », écrivait Deleuze au seuil de l’essai qui prépare et accompagne toute la fortune du bartlebysme28 : que cette formule serve finalement à se débarrasser de la disparition de la littérature et de son « néant de volonté », ce n’est que justice rendue à la formidable puissance d’invention et de désignation de l’outlandish melvillien.
- Le théorème de fonction K : autre dérivée d’inspiration deleuzienne, pour dire cette fois la « productivité » textuelle paradoxale de l’idée de « fin de la littérature ». Chez Deleuze et Guattari, le K (le cas) de Kafka était devenu « la fonction K. », une fonction génératrice de textualité : il était le nom de ce qui n’a plus de nom, mais seulement une fonction. Dire « Kafka » – ce mot dont la prononciation même suffit à tuer métaphore, signification et désignation29 – suffisait à lancer le processus de déploiement rhizomatique de la fabulation et de la « déterritorialisation » de la littérature (en écho à la « réponse de Kafka » pour laquelle, selon Barthes, « l’être de la littérature n’est rien d’autre que sa technique30 »). Or de même que chez Deleuze et Guattari, Kafka réapparaissait comme un mantra quasi-révolutionnaire (comme si on entendait « Kafka ! pour une littérature mineure »), de même il opère aujourd’hui comme une « fonction » quasi-mathématique dont les « variables » suffisent à définir les multiples courbes de la littérature. « Nous sommes tous Kafka », car la mort de l’auteur a fait de chaque écrivain un K. singulier, survivant à sa propre disparition et relançant à nouveaux frais l’entreprise de l’écriture.
- et enfin la loi de Blanchot, réduite à sa plus simple expression, sur son versant d’à-venir : cette loi que s’approprie Vila-Matas dans Docteur Pasavento (p. 20), et selon laquelle « la littérature, il faut toujours la retrouver ou la réinventer31. » On lui adjoindra si nécessaire une « conjecture » pierre-ménardienne intitulée la conjecture de Bayard, telle qu’elle s’énonce dans Et si les livres changeaient d’auteur ?32 – un essai dont je suis, moi, Benjamin Benjamenta, le véritable auteur, mais que j’ai attribué à Pierre Bayard33 pour pousser en toute rigueur ma thèse au point le plus avancé possible… Et de fait, cette conjecture – selon laquelle tout texte littéraire peut bénéficier d’une autorité d’emprunt – permet de considérer Kafka, Conrad ou Hemingway, par exemple, comme les auteurs d’un bon nombre de romans contemporains – et ainsi de comprendre pourquoi, parmi ces meilleurs de ces romans, la plupart n’ont jamais eu à se soucier, pour des raisons politiques majeures, de ces colifichets pour théoriciens illusoirement démocrates et franchement désabusés que sont la fin de la littérature ou la fin de l’histoire34.
Conclusion : Par où finir35 ?
Par où en finir avec les théories de la fin ?
Je le ferai pour ma part en pratiquant un dernier petit exercice de ventriloquie, lequel fait carrément entendre la voix de la Littérature (ré)incarnée :
J’entrai avec une barque dans une petite baie naturelle : l’instant d’après, je me sabordai, sans plus de cérémonie ; mon naufrage et ma mort devaient avoir toute la discrétion requise : j’étais prêt[e] à mourir, j’avais entonné un chant, j’avais prononcé mon éloge funèbre et légué mon corps aux ingrats – j’étais prêt[e] à mourir, seulement voilà : j’avais pied36.
Ainsi ne finit pas la littérature dans la petite baie du contemporain – moyennant un dernier déplacement du « sujet » de l’écriture, depuis l’Ur-Kafka jusqu’au pseudo-Senges d’Etudes de silhouettes, et de celui-ci à la Silhouette majuscule de la Littérature.
Mais il est temps de mettre un terme à ma propre maladie de la littérature, en citant (une dernière fois) Kafka :
Il y a des questions que nous ne réussirions jamais à laisser dans notre sillage si nous ne nous étions pas naturellement libérés d’elles.
Puis en citant (une vraiment toute dernière fois) le texte-racine de ma propre identité d’emprunt, Perdre des théories, du véritable Enrique Vila-Matas :
Je ne savais pas très bien ce qu’avait voulu dire Kafka mais ses mots m’ont servi à me libérer de ma question. Ainsi qu’à me libérer de tout. C’est une phrase extraordinaire, qui aide. Peut-être montre-t-elle même que les phrases que nous ne comprenons pas peuvent nous aider beaucoup plus que celles que nous comprenons parfaitement37. »
Je ne comprends pas très bien ce qu’a voulu dire Enrique Vila-Matas, mais je suis sûr que sa phrase m’aide à me libérer de ma question, et à en finir, in fine, de ma théorie de la fin des théories de la fin de la littérature.
1 « Je suis allé à Lyon parce qu’une organisation nommée Villa Fondebrider m’avait invité à participer à une causerie sur les relations entre la fiction et la réalité programmée dans des Rencontres internationales de littérature. J’ai accepté parce que je n’y étais jamais allé et que j’avais envie de connaître cette ville. En plus, participaient à ce symposium John Banville et Rick Moody, deux de mes écrivains préférés. Quant aux relations entre la fiction et la réalité, sujet de plus en plus rebattu, j’avais déjà écrit sur ce thème un nombre infini de fois, sous les formes les plus variées, et il me semblait que le temps était arrivé de définir une bonne fois pour toutes, malgré ma méfiance, une position ferme. » (Enrique Vila-Matas, Perdre des théories, trad. de l’espagnol par André Gabastou, Paris, Christian Bourgois éditeur, 2010, p. 7-8)
2 Ibidem p. 63.
3 Enrique Vila-Matas, Bartleby et compagnie, trad. de l’espagnol par E. Beaumatin, Paris, Bourgois, 2002, §. 61, p. 170.
4 À la façon dont « l’Homme au souterrain », selon Deleuze, « préfère ne pas 2 et 2 faire 4 » (Gilles Deleuze, « Bartleby ou la formule », Critique et clinique, Paris, Les Editions de Minuit, 1993, p. 105)
5 Robert Walser, « Walser à propos de Walser », in Nouvelles du jour. Proses brèves II, trad. de l’all. par Marion Graf, Zoé poche, 2009, p. 44-46
6 Enrique Vila-Matas, Bartleby et compagnie, op. cit. p. 14.
7 « Walter Benjamin savait que la rupture de la tradition et la perte de l’autorité survenues à son époque étaient irréparables, et il concluait qu’il lui fallait découvrir un style nouveau de rapport au passé. En cela, il devint maître le jour où il découvrit qu’à la transmissibilité du passé s’était substituée sa “citabilité”, à son autorité cette force inquiétante de s’installer par bribes dans le présent et de l’arracher à cette “fausse paix” qu’il devait à une complaisance béate. » (Hannah Arendt, Walter Benjamin. 1892-1940, trad. de l’anglais par A. Oppenheimer-Faure et Patrick Lévy, Paris, Editions Allia, 2007, p. 86)
8 Doctor Pasavento, Barcelona, Anagrama, 2005 / Docteur Pasavento, trad. de l’espagnol par A. Gabastou, Paris, Bourgois, 2006, p. 62
9 Ibidem p. 13-14
10 W.G. Sebald, « Le promeneur solitaire. En souvenir de Robert Walser », p. 145 ; dans Séjours à la campagne [Logis in einem Landhaus, 1998], traduit de l’allemand par Patrick Charbonneau, Actes Sud, 2005.
11 Le mal de Montano, trad. par A. Gabastou, Paris, 10/18, 2005, p. 152.
12 Cité par H. Arendt, Walter Benjamin. 1892-1940, op. cit., p. 46.
13 Woolf en sa rivière, Kafka au sana, Joseph Roth épuisé à la pensée de Buchenwald, Benjamin désespéré au passage impossible de frontière, le seul jour où – selon Arendt –la catastrophe était possible…
14 Walter Benjamin, « Robert Walser » (1929), in Œuvres II, Paris, Gallimard, Folio, p. 161.
15 « [Les personnages de Walser] viennent de la nuit la plus noire, nuit vénitienne, si l’on veut, éclairée par quelques pauvres lampions d’espoir, une lueur de fête au fond des yeux, mais hagards et tristes à pleurer. Ce qu’ils pleurent, c’est de la prose. Le sanglot est en effet la mélodie du bavardage walsérien. » (Docteur Pasavento, op. cit., p. 159)
16 Cité par H. Arendt, Walter Benjamin. 1892-1940, op. cit., p. 84.
17 Docteur Pasavento, op. cit., p. 140.
18 Exploradores del abismo, Barcelona, Anagrama, 2007 / Explorateurs de l’abîme, trad. par A. Gabastou, Paris, Bourgois, 2008.
19 « J’ai regardé mon accompagnateur et mon imagination me l’a fait voir d’un autre œil. Le regardant plus attentivement, j’ai vu, ou cru voir, qu’il était Dieu.
- D’où vient ta passion pour la disparition ? m’a-t-il répété.
Fortis imaginatio generat casum , autrement dit une forte imagination engendre l’événement, disaient les clercs du temps de Montaigne. On peut dire la même chose de ma vision de Dieu à cet instant précis. Là-bas, en haut de la tour, j’ai cru découvrir qu’Il répétait au moins deux fois les questions. (Docteur Pasavento, op. cit., p. 10)
20 Ibid. p. 72.
21 « Rares sont ceux qui savent ce qu’il en est de cette « petite forme », comme l’a appelée Alfred Polgar, et combien sont nombreux les papillons prometteurs qui quittent la falaise insolente de ce qu’on appelle la grande littérature pour se réfugier au sein de ses modestes calices. » (W. Benjamin, « Robert Walser », op. cit., p. 156)
22 R. Walser, « Monde », dans Histoires, Paris, Gallimard, 1988.
23 « A la fin, Dieu eut pitié de ce monde indigne. Il condescendit à prendre la terre, qu’il avait jadis fabriquée en une matinée, et à la fourrer, sans plus, dans un sac. L’instant (Dieu merci, ce ne fut qu’un instant) fut effroyable, il faut bien le dire. L’air devint d’un seul coup aussi solide ou même encore plus solide que de la pierre. Il fracassa les maisons de la ville, jetées l’une contre l’autre comme des gens saouls. Les montagnes levèrent et abaissèrent leurs larges dos, des arbres volèrent à travers l’espace comme d’énormes oiseaux, et l’espace lui-même se dilua pour finir en une masse indéterminable, jaunâtre et froide, qui n’avait ni commencement ni fin, ni mesure, ni rien, qui n’était qu’un plus rien du tout. Du néant nous ne saurions non plus écrire encore quelque chose. Même le bon Dieu, miné par sa propre rage de destruction, finit par se décomposer, de sorte qu’il ne resta au néant pas même la trace d’une voix, d’une couleur. » (Ibidem, p. 120-122)
24 Dixit Will Self, auquel j’emprunte cette formule, et qui se fait lui-même auteur par procuration de la Bible du Futur dans Le Livre de Dave…
25 Pierre Senges, Fragments de Lichtenberg, Paris, Gallimard-Verticales, 2008 ; Arno Bertina, J’ai appris à ne pas rire du démon, Naïve, 2006.
26 Nous sommes tous Kafka, traduit de l’espagnol par Line Anselem, Paris, Editions Allia, 2008, p. 77
27 Roberto Bolaño, 2666, Barcelona, Editorial Anagrama, 2004 / Roberto Bolaño, 2666, traduit de l’espagnol par Robert Amutio, Paris, Christian Bourgois éditeur, 2008 : un roman é-norme, un grand roman de la confrontation entre l’empire inextinguible du mal historique (depuis le nazisme jusqu’à l’effroyable série de viols et meurtres de femmes au Mexique) et le fragile « disque magique » de l’autorité littéraire (voir Emmanuel Bouju, « Pour une histoire secrète du roman contemporain : 2666 de Roberto Bolaño », à paraître aux Editions Nota Bene dans les actes du colloque international de l’UQAR à Québec, La transmission narrative,septembre 2010, sous la direction de Frances Fortier et Andrée Mercier).
28 Gilles Deleuze, « Bartleby ou la formule », op. cit., p. 89-94.
29 Gilles Deleuze et Félix Guattari, Kafka. Pour une littérature mineure, Paris, Minuit, 1975, p. 40.
30 Roland Barthes, « La réponse de Kafka » (1960), in Essais critiques (Points Seuil), p. 145..
31 Citation cachée, dans Docteur Pasavento (op. cit. p. 20) de Blanchot, Le livre à venir, Gallimard, Idées nrf, p. 293-294..
32 Pierre Bayard, Et si les livres changeaient d’auteur ?, Paris, Minuit, 2010.
33 J’espère qu’il me pardonnera cet aveu public..
34 Citons par exemple La mélancolie de la résistance de László Krasznahorkai A la vitesse de la lumière de Javier Cercas ou De l’esprit chez les abrutis d’Aleksandar Hemon..
35 cf « Par où commencer » de Barthes, Poétique n°1, 1970..
36 Pierre Senges, Etudes de silhouettes, Verticales, 2010, p. 136.
37 Enrique Vila-Matas, Perdre des théories, op.cit., p. 25.
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